Un coutelier français reprend prise sur les traditions de l’art de la table
Un couteau. Comment peut-il ajouter à l’expérience gastronomique? Perdu à contempler le couteau disposé à ma droite, c’est la question que je me suis posée en attendant avec impatience le premier mets au restaurant réformateur Pearl Morissette — une courgette pochée dans un jus d’huîtres. Orné d’une lame au tranchant difficile à distinguer et marqué d'une petite gravure à la base de la lame, des initiales "LR" en forme de tête de mort, son élégance, attestant d'un véritable savoir-faire artisanal, m'amenait à remettre en question ce que peut être un couteau. Toutes ses caractéristiques m'intriguait.
Un an plus tard, sur les routes onduleuse qui mènent à Thiers, je me retrouvai prêt à faire la rencontre de Roland Lannier, le coutelier qui a fabriqué ce couteau et qui s’attèle à réinventer la place du couteau en tant qu’objet dans la gastronomie et les valeurs qu’il peut véhiculer.
« Je voulais lutter contre l’art de la table, tout me semblait très chiant »
Selon Roland, l’art de la table, et notamment celui du couteau, était figé dans l’univers art déco depuis des décennies. Il se fondait dans le décor sans apporter de valeur à l’expérience culinaire. De plus, englué dans une vision archaïque, favorisant l’utilisation de matériaux précieux et rares – tels l'ivoire, la corne et les bois exotiques – l’art de la table semblait décalé des tendances actuelles et des attentes des utilisateurs. « Je voulais lutter contre l’art de la table, tout me semblait très chiant », me raconta Roland lorsqu’il m’accueillit dans son atelier, accompagné de son chien Léon. C’est pour ces raisons qu’en 2014, inspiré notamment par la philosophie punk, Roland entreprit de faire bouger les lignes autour du couteau afin de réinventer sa fonction et sa place dans l’expérience gastronomique.
Au-delà de l’image désuète et caricaturale que le mouvement punk peut renvoyer à une partie de la population aujourd'hui, Roland a puisé en ce mouvement et en la philosophie du bouleversement les inspirations qui guident son parcours. « C’est une philosophie qui remet en question nos façons de faire en profondeur, afin de pouvoir mener à bien l’évolution d’une idée », m’explique-t-il. Tout comme dans la musique, différents secteurs ont connu des mouvements punk qui leur ont permis d’évoluer en se libérant des normes communément admises. « Yves Saint Laurent, ensuite Jean-Paul Gaultier, ce sont des gens qui ont bouleversé leur industrie en faisant les choses à leur manière. Aujourd’hui, de grandes marques se permettent un petit brin de folie parce que ces punks les ont précédés et leur ont ouvert la voie », complète Roland.
Dans les années 1980, même le monde du vin a connu sa propre révolution punk. Un groupe de petits vignerons français a mené une lutte radicale contre les intrants chimiques et les problèmes écologiques qui en découlent, en faisant appel à d’anciennes méthodes de production. Cette remise en question a lancé le mouvement du vin naturel qui progresse de jour en jour dans notre société.
Mais c’est l’apparition d’une étincelle punk dans le monde gastronomique qui constitua le véritable déclic pour Roland. Des gastronomes comme Ferran Adria et Yves Camdeborde avaient déjà posé les premières pierres d’une nouvelle expérience culinaire, au-delà de l’assiette. Une qui à permis aux grand chefs d’aujourd’hui comme René Redzepi, Magnus Nilsson et James Lowe de faire avancer davantage le monde culinaire. « La gastronomie aujourd’hui, c’est le pouvoir d’ouvrir des nouvelles perspectives » d’après Roland. « Il y a de nouvelles façons d’interagir avec l’utilisateur qui permettent au chef de cultiver ses différences et d’affirmer une identité propre. Tu ne t’assieds plus à une table pour une expérience qui se trouve uniquement dans l’assiette. Il faut que tout ce qui t’entoure te transporte dans l’univers du chef. »
C’est cette idée selon laquelle l’expérience d’un met ou d’un objet peut dépasser sa fonction première et la détourner qui a inspiré Roland dans sa quête. Fabriqué comme des pièces d’art uniques, chacun de ses modèles semble poursuivre ce besoin de secouer l’utilisateur, tant à travers leur forme que les valeurs qu’ils représentent.
Afin de trouver sa propre voie, Roland retravail la forme du couteau – en questionnant son efficacité jusqu’à présent. Chacun des ses modèles, distingué par la forme ambigüe de leur lame au tranchant atypique, est conceptualisé par un design élégant et plus efficace que ses précédents. Tout utilisateur distrait risque de se couper s’il n’y prête pas attention. Un bouleversement des conventions qui permet au couteau de retrouver ses lettres de noblesse dans l’expérience culinaire. L’attention de l’utilisateur ainsi éveillée, une fenêtre d’opportunité s’ouvre alors, permettant à Roland de diffuser les valeurs qui lui tiennent à cœur, retranscrites dans le design singulier de chaque pièce.
Engagé, Roland a toujours visé un objectif plus grand que lui : libérer l’art de la table de ses carcans qui voudraient que seul l’usage de matériaux dits « nobles » - tels le marbre ou les métaux rares - puisse attester de la valeur d’une pièce. Dénonçant les dérives liées à la production de ces matériaux, Roland leur préfère des matériaux considérés comme sales ou dérisoires par l’imaginaire collectif. Du béton armé à la fibre de carbone en passant par le tartan écossais… Roland ne manque pas d’inspiration pour se détacher des « pirouettes inutiles » de la coutellerie et ainsi faire valoir la créativité et la qualité de la main d’œuvre.
“Parfois c’est subtile parfois pas du tout. Quand j’ai conçu d’un modèle fait avec des copeaux d'aluminium, c’était clairement un hommage au monde ouvrier. J’ai volontairement choisi une matière sale qui évoquait la crasse et l’impureté, et je l’ai placé dans un endroit immaculé et stérile; où l'hygiène est une religion.”
Roland a cœur de toucher sa clientèle aisée en abordant des thèmes prompts à susciter le questionnement et la remise en question : écologie, politique, culture, place de la religion… « Parfois c’est subtile parfois pas du tout. Quand j’ai conçu d’un modèle fait avec des copeaux d'aluminium, c’était clairement un hommage au monde ouvrier. J’ai volontairement choisi une matière sale qui évoquait la crasse et l’impureté, et je l’ai placé dans un endroit immaculé et stérile; où l'hygiène est une religion. »
Peu importe le projet, Roland fait preuve d’une inventivité et d’un savoir-faire remarquables. Le jour de ma visite, il développait un prototype sur un projet en collaboration avec le restaurant étoilé Corner House à Singapour. Inspiré du mouvement zéro déchet, et en écho au plat avec lequel il sera servi, le manche du couteau est fait avec des peaux d’oignon déshydratées, directement récupérées de la cuisine même dans laquelle le plat est confectionné.
C’est cette touche singulière qui magnifie l’artisanat de Roland et transforme chacun de ses modèles d’un simple outil à une véritable œuvre d’art. Mais comme tout créateur ingénieux, Roland ne se contente pas de bouleverser seule le monde de la coutellerie.
« Une entreprise c’est aussi un acte politique. »
S'installant dans un petit atelier caché au fond d'une ruelle dans le centre ville de Thiers, Roland s’inspire du modèle de l’entreprise libérée pour concevoir sa propre idéologie entrepreneuriale. « Je crois qu’à notre époque il est non seulement important pour une entreprise d’avoir une identité créative, mais aussi une identité éthique. Une entreprise c’est aussi un acte politique. » m’explique Roland. Au cœur des fondements de son entreprise, des valeurs primordiales : le local, l’économie circulaire et l’écologie.
Mais c’est surtout le modèle économique et de management qui rendent l’entreprise de Roland si remarquable. Roland entend s’attaquer au problème épineux du manque de reconnaissance de l’artisanat dans notre société. Pour lui, « la plus grosse arnaque c’est que nous (les artisans) devons accepter d’être relégués aux positions les plus basses de la société alors que souvent nous sommes les meilleurs techniciens dans notre domaine. Et tout cela parce que ça été établis comme tel et qu’un artisan ça ne gagne pas bien sa vie. » Il fait un pied de nez quotidien à ce système en promouvant la juste rémunération et reconnaissance de l’artisan afin de lui permettre de s’épanouir, tant professionnellement que personnellement.
“J’ai mis un système en place ou moi je ne suis là que pour compter les points. C'est à dire que je regarde chaque mois ce que mon salarié a produit et je détermine la prime à laquelle il aura automatiquement droit par un calcul mathématique transparent.”
Partant du principe que chaque individu consacre une part non-négligeable de sa vie à travailler, Roland s’évertue à donner du sens au travail de ses collaborateurs. Son système de rémunération se veut être le plus juste possible : les salariés récupèrent la majeure partie des bénéfices issus du travail de l’entreprise, et une part variable est attribuée à chacun selon sa contribution, par un système de points. Il entend ainsi responsabiliser chaque salarié et valoriser le travail de chacun en parallèle au travail collaboratif, et ce de manière transparente.
“Je ne veux pas que nos villes de demain ne soient remplies que de banques et d’assurances.”
De plus, soucieux de contribuer à l’entretien du tissu social et économique local, il a décidé de renoncer à la mise en place d’un site internet marchand. Il travaille ainsi à l’entretien de liens directs avec les boutiques régionales, elles-mêmes spécialistes de leur métier. « Je ne veux pas que nos villes de demain ne soient remplies que de banques et d’assurances. » Il a également décidé de ne participer à aucun grand salon. Il préfère se rendre en personne, en tant que client, dans les restaurants avec lesquels il souhaite collaborer. Les relations qu’il crée ainsi sont emplies de confiance et ancrées sur le long terme, au service de la société.
Tant sur le plan sociétal que sur le plan gastronomique, Roland Lannier fait de chacun de ses couteaux une expérience transcendante. Niché au cœur de Thiers, symbole historique de la coutellerie, ce visionnaire ne cesse de révolutionner l’art de la table grâce à une simple question. Une question qui lui permet d’évoluer et de bouleverser les univers qu’il côtoie : Pourquoi pas?
Reportage par: Sébastien Dubois-Didcock
Publié dans le livre The New Traditional - par Beside Media